Jeannot, il ne dit jamais son âge. Il raconte qu’il ne voulait pas risquer de devenir un vieux con alors il a arrêté de compter une fois passé les 30 piges. La jeunesse c’est un état d’esprit qu’il dit, pas une question de col du fémur plus ou moins en vrac. Tu l’as deviné, du caractère il en a à revendre le doyen de la bande. Il est de la génération de pionniers, de celle que chantait Piaf. Au guidon, ses belles bacchantes flottent au vent tel les oriflammes des chevaliers d’antan. Sa moustache il en est fier comme Artaban. Ça fait une éternité que sa femme veut qu’il la coupe mais rien à y faire. Il y a des choses qui sont sacrées.

Tiens, en parlant de choses sacrées, il y a les brêles bien sûr. Parce qu’autant te dire que pour le Jeannot, tous ces chiots en plastoc d’aujourd’hui ce n’est jamais que des « trapadelles ». A ses yeux, la H2R, n’est qu’un vulgaire tupperware à peine micro-ondable. Juste bon pour les petits freluquets qui se disent motards. Lui, il a connu les motos à kick monsieur, les motos à carbus qui pissent l’huile monsieur. Ça c’était des machines qui pétaradaient, qui vivaient, elles avaient une âme bordel. Elles étaient fabriquées à la main dans les ateliers boches, angliches ou ritals, pas à l’autre bout du monde par des robots. D’ailleurs, depuis qu’il s’est fait déposer par un T-Max à un feu rouge, il est sous cachetons le Jeannot. Petite fragilité cardiaque qu’il a dit le toubib. Tu parles, ego brisé surtout. Tu l’aurais vu arriver tout blanc au bistrot : « Robert, un calva, je viens de me faire fumer par une mob ».

Et pourtant, il a un avion de chasse le Jeannot. Une légende. La Guzzi V850 Le Mans de 76. Un V7 qui peut atteindre les 220 km/h à pleine balle en développant un astronomique 82 bourrins. Rachetée d’occaze dans les années 80, Jeannot ne s’est jamais résolu à la changer depuis. Elle est briquée comme un sou neuf. La prunelle de sa moustache cette moto. 30 ans d’amour, de voyages et de passion pour se faire pourrir par un scoot sur un 400 mètres, autant te dire que ça aurait foutu un coup aux artères les plus solides… Cette brêle, il l’a démontée et remontée mille et une fois. A l’époque de Jeannot, on ne pouvait pas faire de la moto sans toucher un tantinet sa bille en mécanique. Bah oui, motos de caractères, ça veut souvent dire motos en panne. Ajoutez à cela un nom à consonance italienne et en avant les galères en série.

Souvent, quand tu viens boire l’apéro chez eux, Jeannot et sa femme te sortent leur album photo favori. Celui avec un palmier sur fond de coucher de soleil bien kitch sur la couverture. C’est celui de leurs road-trips en amoureux. Au fil des pages, tu vois poindre petit à petit les rides sous les casques mais les sourires sur les visages et le rouge de la moto ne changent pas eux. Le plus drôle, c’est que tu y entrevois Jeannot tantôt en train de démonter le réservoir, tantôt allongé sous le moteur. Dans cet autre cliché il tient un carbu dans une main, un marteau dans l’autre. Et le couple commente ces vielles photographies avec des rires émus : « oh là c’est quand on a failli perdre la roue arrière ». « Tu te souviens du paysan qui nous avait dépanné quand l’embrayage nous a lâché ? Quelle soirée fantastique ! » Je crois que sans toutes ces pannes, tous les caprices de leur V850, leurs souvenirs n’auraient pas la même saveur. Difficile de se séparer d’une moto quand tout un pan de ta vie y est lié. Sa Guzzi à Jeannot, c’est un peu comme sa moustache. Elle fait partie de lui.

Des histoires, il n’en manque pas le Jeannot. Comme beaucoup de motards, c’est un sacré conteur. Il n’est pas une virée qui ne devienne une aventure dans sa bouche. Et les yeux brillants, les minots ne se lassent pas de l’écouter narrer les Bol d’Or d’antan, les arsouilles des années 80, les nuits du Mans et les Millevaches immémoriaux. Rares sont les motards écrivains et encore plus rares les vrais ouvrages sur l’histoire de la moto. Des biographies de champions ou des bouquins consacrés à un modèle mythique, ça ça ne manque pas bien sûr. Mais « l’esprit motard » en tant que tel a quelque chose de druidesque : il se transmet par tradition orale, à travers ces histoires rocambolesques narrant plus souvent une façon de voir les choses que la stricte vérité. C’est comme ça que se transmet cette culture motarde, parfois potache, souvent fière et toujours débordante de mauvaise foi.

La mauvaise foi, Jeannot n’en manque pas. Je dirais même qu’il y excelle : 40 ans de pratique au quotidien (t’attaquais-toi ?), autant vous dire que ça en devient naturel. Il passe son temps à rappeler à ces minots de Barbapapa, BB ou Norbert qu’ils ne sont pas des purs et durs comme lui. Il leur répète qu’il les considérera peut être comme motards le jour où ils sauront refaire un bas-moteur sur le bord d’une route. Il leur maintient que Steve McQueen doit se retourner dans sa tombe en les voyant se traîner comme des limaces cul-de-jattes sur la route. Et il prend un air méprisant  à chaque fois que l’un d’entre eux se plaint d’une météo trop glaciale ou humide.

Le seul truc qu’il ne leur dira jamais, c’est qu’ils lui rappellent un peu lui quand il était jeune : inexpérimenté mais débordant de passion. Parfois, en les regardant s’écharper sur les vertus du bicylindre en V ou en ligne, dans un sourire intérieur, il se dit qu’elle est bien là la relève.

Mais il est hors de question qu’ils le sachent ces p’tits cons.

Work in progress…

5 Commentaires

  1. Pour un peu on y était, ou alors on y était un peu, va savoir.

    T’arrives à nous faire croire qu’on a les ongles noirs et de l’huile sur le jean, juste en tenant un smartphone et en découvrant ce texte.
    Bravo, comme d’hab c’est bon, vivement la suite !

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.