La petite route que j’ai empruntée ce soir-là est une de ces routes qu’on met trois fois plus de temps à descendre qu’à monter, tant elle est étroite et biscornue.

Je l’ai prise ce soir, sur un coup de tête, alors que la promenade que je venais de faire à la fraîcheur d’une fin d’été aurait dû me rassasier et que ma raison de mère de famille prévenante me poussait à cesser les détours non justifiée par un but légitime, du type « acheter des pommes (à 34 km de là, chez le seul maraîcher bio de montagne qui habite en haut d’un col à la vue imprenable au bout d’un enchaînement de virages peu connu des Touristes en Scenic. »)
Bref, j’avais comme un besoin d’accomplir encore un bout de chemin avec ma bécane.

Mais un bout de chemin symbolique, tu vois ? Un moment à décrocher, une image qui illustrerait cette balade jusqu’ici quelconque, qui marquerait cette journée d’un moment un peu hors du temps. Même si depuis la naissance de mon mouflet, toute échappée motorisée sans doudou et sans poussette est déjà un petite aventure, mais c’est un autre sujet.
J’ai donc fait demi-tour. Oui, parce que c’est d’abord l’appel du devoir maternel qui a tenu le guidon bien droit au moment où j’aurais pu décider de bifurquer vers la route tordue. Bien droit vers la maison et sa corvée de patates.

Image de reconstitution réalisée un matin d’automne.

J’ai fait demi-tour, j’ai pris le pont et on s’est lancées. J’ai remarqué qu’il faisait d’un coup bien plus frisquet. Que pas de bol, ce versant était à l’ombre. Que plus j’allais monter, plus j’allais me geler les miches. Ça, je m’en souviens après coup, parce que sur le moment, ça m’a traversé l’esprit et puis j’ai oublié. J’étais pas embarquée depuis trois kilomètres dans cette montée escarpée, que mon esprit volait trois mètres au dessus de moi. Tu sais, cet état d’esprit où tu es entièrement là, à ce que tu fais, avec le sentiment puissant que tu n’es pas ici par hasard, que tu ne devrais être nulle part ailleurs.

Image de reconstitution réalisée un matin d’automne.

A partir de là, j’ai kiffé mon ascension à cent pour cent. Moi, ma meule, la montagne. On était là toutes les trois comme si on se retrouvait après un bail sans nouvelles.
Et c’est là que mon cerveau a fait une connexion.
Depuis longtemps je me posais la question de savoir pourquoi on associait tant les motards et les cavaliers. Si un cavalier était un motard qui s’ignorait, ou si un motard était simplement un cavalier moderne? S’il y avait dans l’un, la recherche de l’autre ?…

Légende : Pour en avoir mangé, du sable, je peux vous dire une chose : que l’on tombe d’un canasson ou d’une pétoire, il a le même goût.

Ok, on peut aussi être motard et n’aimer les canassons que lorsqu’ils sont accompagnés de haricots, ou être cavalier qui hurlerait au scandale de se voir comparé à ces pollueurs de motards qui déglinguent leurs chemins et leurs esgourdes. N’empêche qu’on ne peut pas ignorer le lien entre ces deux mondes. Alors ok, il y a cette sensation d’avoir la puissance sous la selle. Mais il y a quelque chose au-delà de ça. Au-delà de la sensation de «maîtriser une machine» et de la fierté d’avoir la plus belle bête attachée devant le saloon, même si, dans un monde comme dans l’autre, il y en a toujours qui s’arrêteront à ça. Mais moi je crois qu’ils n’ont pas saisi l’essentiel.

Parce que l’essentiel, crois-moi, crois-moi pas, je l’ai ressenti là, à je ne sais quelle altitude, mais assez pour que mes fragiles esgourdes à moi me sifflent de prendre le temps, quand j’ai compris ce qui rendait ce moment si satisfaisant : ce que je ressentais, c’était de la gratitude.


Cette «machine», à laquelle j’ai donné un nom, et ce n’est pas par hasard, c’est elle qui me permettait de monter juste un peu plus haut. Juste un peu plus loin, un peu plus longtemps. Et cette complicité m’a projetée des années en arrière, lorsque je murmurais à l’oreille de mon vieux cheval : «Merci de m’avoir portée jusque là».

Aujourd’hui, je murmure à l’oreille de Bertrand. Ma bécane qui a déjà fait son temps. Ma chignole qui a déjà épuisé ses tours de manèges depuis des années. Qui aurait mérité sa retraite il y a belle lurette, mais qui est encore là et qui partage encore avec moi, des petites ascensions hors des corvées de patate.

Route des Glières, ce fameux soir de fin d’été.

A Bertrand.
Et à celui qui épluche les patates quand je rentre tard et qui se lève tôt quand il faut insuffler à Bertrand une Nième vie.

 

9 Commentaires

  1. Bravo , moi qui suis un vieux cavalier je vois que ma pensée de faire un lien entre la mob et le cheval
    n’était pas si incongrue puisque partagée .
    Merci Charlie Pétrole
    PS : j’aime aussi les patates …

  2. Sauf que devant « le canasson  » ça a pas l’air d’être du sable……….et puis ces cols, moi je les ai fait en BX donc je suis pas un touriste……………………….ça va je suis parti…

  3. Merci Charlie pour ce beau moment. Je roule sur un 650 Freewind qui date de la même année que mon permis moto et je suis heureux de constater que je ne suis pas le seul à prêter une âme -et une belle- à ma pétrolette, l amour de ma vie (avant ou après ma fille, ça dépend Si cette dernière chante un peu trop fort les titres de kids United…)
    Oui les motos ont une âme, Bertrand et ma reine des abeilles en sont la preuve vibrante !

  4. Cavalière de randonnées dans toute la France depuis de longues années, je ne connais la moto que grâce à ce que partagent nos enfants motards avec moi et je constate depuis très longtemps de nombreuses similitudes de comportements solidaires entre passionnés, accompagnés de moments de folie douce, d’émotions fortes et d’humour toujours!
    Bravo pour la composition des images, qui illustrent avec humour et précision le propos!

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