Si les longues virées entre potes font partie de mon paquet de madeleines de Proust, ce serait mentir que d’affirmer fuir comme la peste les voyages en solitaire… Pour être honnête, sans aller jusqu’à dire que j’ai des penchants asociaux, j’affectionne tout autant les longs moments en tête à tête avec moi-même. Surtout à moto.

C’est l’occasion de ne pas forcément devoir parler pour meubler un silence qui devient gênant quand il s’éternise. Rares sont les personnes avec lesquelles tu peux rester là, sans rien dire, et te sentir bien quand même. C’est  précisément ce que j’aime chez moi: des fois je reste sans rien me dire et je ne me réponds pas, mais je suis quand même à l’aise. C’est aussi une occasion parfaite pour affûter son instinct, partir à la zob dans une direction sans savoir pourquoi et constater que putain, on a vachement bien fait parce doux Jésus, que ce coin est somptueux.

Ça m’arrive régulièrement, ce genre de lubie. Mais je garde un souvenir attendri de la première fois. Celle qui a ouvert le bal, qui m’a donné assez confiance en moi et en ma machine pour voir plus grand jusqu’à franchir les frontières et explorer des contrées de plus en plus lointaines. Le soir de la veille du départ, pourtant, ladite confiance en ma machine a bien failli en prendre un sérieux coup dans les lampions. Faut dire qu’on se connaissait depuis peu, elle et moi. Aussi, alors que je revenais de chez un pote sous un orage bien comme il faut, je me retrouve sans phares comme ça, d’un seul coup. Je trouve un endroit à peu près au sec pour jeter un œil aux fusibles et là pas de surprise : la vieille boîte à fusibles d’origine venait de rendre l’âme. Une cosse cassée, c’était sans appel. J’y voyais là l’occasion de remplacer les fusibles en verre par des fusibles auto qu’on peut trouver n’importe où.

Direction Norauto, donc, à la va comme j’te pousse. J’arrive juste à la fermeture. C’est toujours appréciable de ressembler à un vieux clébard mouillé tout seul sous l’orage quand t’arrives à la porte d’un commerce qui s’apprête à fermer. J’en connais pas beaucoup qui aurait le cœur de te refuser un petit écart au niveau des horaires, surtout quand tu sors le pitch bien ficelé avec juste assez de trémolos dans la voix : « Vraiment je suis désolé, j’en ai pour 2 secondes. Je suis dans la merde, j’ai besoin de vous, sur ce coup… » Bon allez, entrez… On va pas vous laisser repartir comme ça ! Une heure plus tard j’étais chez moi et, tout juste après avoir changé de calcif et fait coulé un café bouillant, j’opérais à la transplantation.

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Tout content d’avoir échappé à la couille dans le potage le lendemain matin aux aurores pile quand t’es au taquet et que tu sors du garage (parce que d’habitude c’est ma spécialité, ça, la tuile sur le coin du museau juste au moment de partir), je chargeais ma vaillante Bleuchette (oui, ma moto a un nom, et je ne comprends pas comment on peut rouler sur une moto qui n’a pas été baptisée) et je me précipitai au comptage de moutons pour que l’heure du départ arrive plus vite.

Le lendemain, le soleil n’était pas encore levé que j’étais déjà en piste. Direction le nord. J’avais dans l’idée de longer la frontière jusqu’en Alsace et de faire demi-tour dès que je verrais une cigogne. Pas d’horaires, pas d’itinéraire chronométré. Juste la route. Le soleil sur la droite le matin, sur la gauche le soir. Point barre. Dans les valises un duvet, un camping gaz, une bonne vieille gourde en alu de l’armée avec le quart incorporé qui va bien et roule ma poule.

Quand il (le soleil) s’est enfin décidé à sortir de sa tanière, j’avais déjà franchi le Rhône et je prenais le café sur les contreforts du Jura avec vue sur les Alpes. La journée pouvait commencer. Le Jura est très plaisant, pour un motard en vadrouille. La route ? Un long ruban goudronné super lisse que t’as pour toi tout seul. Du plat, de la montée, du virolo, de la ligne droite ou tu peux rouler comme un porc vue la visibilité à plusieurs kilomètres et l’absence remarquable d’appareils photos et autres jumelles gouvernementales. Enfin bref, y en a pour tous les goûts. De part et d’autre des prairies, des prairies, de temps en temps un village au loin, sinon des prairies et aussi quelques prairies histoire de.

Rien de plus grisant que de rouler dans cet écrin. S’appliquer à avoir de belles trajectoires dans l’odeur du cuir chaud et les vibrations d’un moteur frétillant de joie. Le temps semblait s’être arrêté. C’était sans fin, et je commençais à caresser l’idée que ça ne finirait jamais, qu’à un moment je m’arrêterais, je descendrais de selle et je découvrirais dans le reflet du rétroviseur un vieux mec à la barbe blanche.

Passé le col des Rousses, qui constitue en soi un parfait échauffement, c’est comme si tu te retrouvais lâché dans une cour de récréation à l’échelle d’un pays. Pendant les heures qui ont suivi, je n’ai croisé tellement personne sur ces routes parfaites que j’avais l’impression que tout était à moi, un peu comme ces mecs au fin fond du Kansas qui prennent une journée entière pour faire le tour de leur ranch sur le dos d’un vieux canasson ou pire, d’un quad.

Quand l’occasion s’est enfin présentée, je me suis arrêté pour faire le plein et une pause dans un patelin nommé Saint-Laurent-en-Grandvaux. C’est en discutant avec la serveuse (c’est à dire en lui demandant aimablement, un calibre 38 délicatement posé sur sa tempe, si y avait des trucs à voir dans le coin), que j’appris l’existence de la cascade du hérisson toute proche. Le nom m’a amusé et c’était sur ma route vu que je n’en avais pas vraiment. Deux bonnes raisons pour aller voir de quoi il s’agissait. Clope au bec, un rapide coup d’œil sur la carte pour découvrir à la fois où j’étais et où j’allais, et c’était reparti. Je vous passe les commentaires sur les kilomètres qui me séparaient de ladite cascade. D’une part parce que j’ai pas de photo pour illustrer, d’autre part parce que c’est l’indigestion de superlatifs qui nous guette tous.

Quoi qu’il en soit, j’ai fini par poser Bleuchette sur un parking au milieu de camping-cars gardés par des chiens somnolant à l’ombre, la gueule posée à portée de langue de leur écuelle d’eau tiède. Le soleil commençait à taper fort, et j’ai vite compris que même si t’as rien à mettre dedans quand tu pars, il faut toujours embarquer le top case. Parce que pour le coup, quand j’ai eu fini de me goinfrer à pinces le petit kilomètre qui me séparait encore du site avec le cuir, le casque et la sacoche de réservoir dans les pattes, j’ai bien regretté de ne pas l’avoir pris pour tout y déposer. La leçon était apprise, et avant de me taper le chemin inverse (dans le sens de la montée, tant qu’à faire), je profitais pleinement d’un joli coin de verdure fraîche et ombragée. La cascade du hérisson allez-y, c’est pas bidon.

Un kilomètre plus tard, après deux pertes de connaissance sans gravité dont une avec convulsions et vomissements dus à une déshydratation avancée (au passage, je tiens à remercier Patapouf, bouledogue anglais mâle de 4 ans qui a eu la toute british élégance de choisir la cuisse plutôt que la gorge quand il m’a mordu pour me signifier son profond mais bien légitime désaccord de me laisser boire dans son écuelle d’eau tiède sus-citée), je repartais avec la ferme intention de rattraper la départementale qui m’avait amené jusque là puis reprendre ma progression vers le nord en suivant le Doubs. J’avais été très bien inspiré, parce que pour la petite sieste du début d’aprem et les piqûres anti-tétaniques, les rivages sauvages du Doubs sont inégalables d’hospitalité.

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Bientôt Pontarlier puis Belfort furent traversés, mais avant eux des villages aux noms bien pittoresques tels que Bonnétage, Maîche ou Pont-de-Roide. Enfin c’est l’Alsace qui s’offrait à mes regards pleins de convoitise. Mes sens s’éveillaient. La chasse pouvait commencer. A tout instant à partir de là, je pouvais voir une cigogne. Parce que je refuse de croire aux images d’Epinal, moi. D’une part parce que j’étais déjà à Mulhouse, d’autre part parce que je refuse de croire les aigris qui crient à la légende urbaine dès qu’ils ont un pet de coincé. Dans mon monde, aux USA y a que des cow-boys et des bagnoles de police qui font des dérapages, à Cambrai y a que des bêtises et en Alsace y a que des cigognes, des maisons avec des bouts de bois pas cachés et des femmes avec des chapeaux en oreilles de Mickey voilà ! Merde !

L’après-midi était bien avancée, déjà. A Mulhouse, j’avais fait choux blanc question cigogne. Alors je me suis dit qu’il était temps de persévérer  et de poursuivre mes investigations plus avant. Au dessus de Mulhouse, y a Colmar. Si à Colmar y a toujours rien, j’irais débusquer ces petites saloperies jusqu’à Strasbourg, s’il le faut ! Et si elles n’y sont toujours pas, ma parole je vais les chercher par la peau du croupion jusqu’en Afrique, ça me fait pas peur! Je rentrerai un jour ou deux plus tard, voilà tout.996540_10201526066301891_249468259_n

Colmar est une très jolie ville. Tout y était : les maisons avec les bouts de bois pas cachés, de la bière partout, des bretzels, des madames avec des chapeaux en oreilles de Mickey et des voitures de cow-boys qui font des dérapages sauf quand elles sont stationnées dans le centre de Colmar. Et, surtout, des cigognes qui font des bêtises en stationnant de façon illégale sur du mobilier urbain probablement fabriqué à Cambrai.

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J’avais atteint mon objectif. C’était pas une légende. Si j’avais su, c’est droit vers le Loch Ness que j’aurais filé. J’avais donc eu ce que j’étais venu chercher. La soirée s’installait tranquillement, l’air devenait respirable, et déambuler le cuir sur l’épaule et le casque à la main ne constituait plus un effort en soi. Mieux, c’était même un vrai plaisir de se la jouer desperado au milieu des touristes en short. La foule était calme, ce soir là. Les gens allaient ça et là, beaucoup de visages souriants, un réel avant-goût de vacances en ce début d’été.

Le temps de grignoter un morceau sur le pouce et je me décidais enfin à m’inquiéter de la question du « Où que je vais dormir, au fait ? » Inquiétude non feinte puisque la nuit tombait franchement et que comme tout bleu digne de ce nom, j’avais repéré que dalle pour bivouaquer. J’avais bien du pote motard sur Strasbourg et un barbecue assuré même en cas d’arrivée tardive, mais je tenais fermement à mon indépendance totale. Il était hors de question de la jouer à moitié en capitulant parce que la boule de feu qui était dans le ciel avait disparu de l’autre côté de la terre des ancêtres. En d’autres termes, c’est mon côté Rahan qui s’exprimait. Ben Rahan, c’est dans une prairie entre Belfort et Montbéliard qu’il l’a passée, la nuit.

Trois bonnes heures de route à scruter les bas-côtés pour dénicher de quoi se poser en relative sécurité à la lueur d’un phare qui n’éclaire que ce qu’il a devant lui. Là, j’ai appris que l’Alsace, en tout cas dans sa partie méridionale, n’est pas propice du tout au bivouac sauvage. Sauf pour celui qui aime pioncer dans un champ, là je dis pas, il est royal. Mais vu que j’ai mes exigences et que le côté épouvantail me branche pas plus que ça, j’ai roulé jusqu’à trouver de l’herbe en quantité suffisante pour la monture et son monteur… C’est à dire jusque dans le Doubs. C’est là aussi que j’ai compris que j’avais de l’instinct et qu’il fallait que je m’en serve.

Parce que ma prairie, c’est au pif total que je l’ai débusquée. Une départementale, d’un coup un petit chemin qui part sur la droite. J’en avais passé une bonne dizaine mais c’est celui-là que j’ai choisi. Sans hésiter. Je savais pas où il menait mais je savais que c’était ce que je cherchais. Et c’était le jackpot. Bleuchette sur la latérale, duvet déroulé dans l’herbe, le temps de fermer les yeux et c’était fini. Je ne vais pas embellir les choses : la nuit fut courte. J’ai dû me coucher vers 1 heure du matin, j’étais debout vers 5h30. La bonne heure pour se lever et remballer, parce que la rosée n’a pas encore eu le temps de tomber.

A vue de nez j’étais à une petite vingtaine de kilomètres de Montbéliard où je me proposais d’essayer de trouver un troquet ouvert, en ce dimanche matin, pour me procurer un peu de réconfort en échange de quelques piécettes. Non, je ne parle pas de services de prostituées. Je parlais juste d’un café et de deux croissants, bande de tordus. J’avais réussi à faire demi-tour dans l’herbe humide sans me vautrer, à regagner l’axe principal et à faire quelques kilomètres quand le soleil se levait. J’adore ça, les levers de soleil. Surtout paumé au milieu de nulle part.

J’ai donc attendu d’arriver dans le virage parfait avec l’arrière-plan de la mort genre champ de blé en plein éveil, je me suis arrêté, posé Bleuchette sur la latérale, sorti l’appareil photo et commencé à immortaliser puis à écouter le silence. Le vrai silence de la campagne. Celui qui te fait sentir à quel point t’as de la chance d’être là où t’es. Les oiseaux commencent à peine à gazouiller, l’air sent bon le foin, personne pour t’emmerder. Tu commences à songer à ta reconversion, tu te demandes combien d’années d’études pour obtenir un C.A.P de moine tibétain quand soudain t’envoies valser toutes ces rêveries de hippie à la con parce que t’entends un bruit de moteur.

Quand je dis bruit de moteur je ne parle pas de celui d’une Clio diesel ou d’un Gex qui approche à fond les ballons, hein ? Je parle d’un moulbif à l’ancienne, qui pisse l’huile, pollue tout dans une débauche de fumée et d’odeurs, des oiseaux du parc naturel régional du haut-Jura à la calotte glacière de Pluton. Je tends l’oreille, ça se rapproche. J’attends un peu, plus de doute. Encore un peu, ça y est, je la vois ! Ça pue, ça fume, ça tient avec des bouts de ficelle mais bon sang de nom d’un chien, ça roule ! Je fais des signes comme un grand malade pour que le gars s’arrête. Il s’exécute.

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Il s’appelle Fred, il a 67 ans et roule en Jawa de 1964. Là ? Bah, il fait juste un tour comme ça, à la fraîche. Moi ? Bah je suis allé voir les cigognes en Alsace et là je remonte dans mes montagnes. On discute 5 minutes, il est pas sûr que je trouve quelque chose ouvert à Montbéliard à cette heure, il est content de voir que les jeunes roulent encore « comme dans l’temps », on se souhaite bonne route, à la prochaine, on se suit sur 50 mètres et il disparaît à la faveur d’une patte d’oie. Hormis la serveuse de la veille, c’est la seule personne avec laquelle j’ai vraiment parlé en 48 heures. Mais putain, à la quantité, privilégions la qualité.

Fred avait raison. Montbéliard avant 7 heures du matin, c’est mort. Mais c’est joli. Et pour être franc, ça fait aussi bien de retrouver un peu de civilisation. Je ne me suis pas éternisé assez pour le café et les croissants. Une clope, deux ou trois photos dans les rues encore endormies et l’envie de repartir à l’assaut des routes se faisait de nouveau sentir. Car ça y était. J’étais officiellement sur le trajet du retour. Beaucoup moins grisant même si les routes sont les mêmes. Si on pouvait rouler en marche arrière, on le ferait. J’ai emprunté l’itinéraire de la veille, à quelques variantes près, pour longer le Doubs encore une fois, redescendre les Rousses et franchir le Rhône en toute fin de matinée.

Le fleuve marque la frontière de l’Ain et de la Haute-Savoie. J’étais de retour au bercail, sur des routes que je connaissais par cœur. Plus vraiment ce goût d’aventure à petite échelle certes, mais bien réelle, qui ne m’avait pas quitté depuis la veille. En refermant la porte du garage, cet après-midi là, je savais pertinemment que j’avais mis le doigt dans un engrenage qui faisait intimement partie de moi depuis toujours.

Petit à petit, j’affinais ma vision de la pratique de la moto. Encore quelques sorties comme celle-ci, encore quelques leçons apprises, et je saurais exactement quel motard je suis.

Régis vit en Haute-Savoie. Unique héritier d'une longue lignée de non-motards, fasciné depuis sa plus tendre enfance par tout ce qui a un moteur entre deux roues pour des raisons toujours obscures. Curieux de nature, autodidacte dans bien des domaines, condamné à mort par contumace dans plusieurs pays d'Amérique latine, il a fini par découvrir que son amour de la moto était non seulement aussi fort que celui qu'il a pour l'écriture, mais qu'en plus l'un nourrit l'autre.
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5 Commentaires

  1. Ca donne envie de partir au hasard, peu importe la destination, c’est la route parcouru qu compte.
    Vivement que le soleil revienne un peu !

  2. Ça c’est un texte bien écrit! On y est totalement, très peu de photos juste ce qu’il faut, le reste on l’imagine, on fait le point avec ses propres images, et c’est bien.
    Merci!

  3. Rien de meilleurs que de rouler seul avec soi même , sentir entre les jambes son destrier , pouvoir en toute quiétude ecouter battre le coeur de sa machine . entendre chaque claquement de changement de vitesse . parfois mettre la poignée dans le coin pour palpiter et faire monter l’adrénaline .
    dans ces moments là on se sens vivant ….

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