Mon père, ça aurait pu être un de ces hipsters-mécanos, attends c’est quoi déjà le terme qui en jette, ah oui : un « préparateur ». Mais à son époque, c’était plus ambiance boule à facettes que vintage. Puis faut dire que cet espèce de sauvage n’a jamais supporté les villes de plus de 1000 habitants…

A l’école du village, il a rendu fous plusieurs instit’. Ils disaient qu’il n’y avait rien à tirer de cette mauvaise graine. Et pourtant, il savait faire un paquet de choses. Il avait dix doigts en or capables de monter et démonter tout ce qu’ils touchaient. Mais à l’école ça, ça ne les intéresse pas. Tant pis pour eux, il s’est passé de l’école pour réussir. Et depuis tout gosse, ce que ses doigts préfèrent bricoler, c’est les motos. Quand ma mère – qui va bosser tous les jours sur sa trapadelle – tombe en rade, il saute presque de joie : il va pouvoir se mettre du cambouis partout. Faut dire que de son côté, en se payant un 1200 RT, il savait qu’il serait frustré niveau panne. C’est costaud ces cochonneries. Merde, du coup le voilà obligé de balader nez au vent, de profiter des paysages et tous ces trucs qu’on fait en général à moto… Quelle plaie. En même temps, l’été, il n’aime pas trop rouler. Avec la chaleur du moteur et l’équipement qui fait cocotte-minute, ce n’est pas agréable tu comprends. L’hiver alors ? Tu rêves ! Frileux comme il est, tu ne lui feras pas mettre le cul sur sa selle chauffante non plus. Et quand la température ambiante est pile-poil, que ma mère lui jette son casque entre les mains, il a ce vieux mal de dos qui se réveille. Ah, c’est que c’est plus de son âge ces conneries. Et pendant ce temps, la béhème prend la poussière…

En revanche, pour bricoler dans le garage en mitaines par -3°C, là il n’y a pas de frileux qui tienne. Prendre un bas moteur à bout de bras ne pose aucun problème à ses vertèbres. Il a passé le gros de l’hiver à retaper le tas de rouille de son meilleur pote, une vieille TY de leur jeunesse. Etrangement, il ne sentait pas la stalactite pendue au bout de son nez quand il a réussi à remettre en route cet increvable moteur. Par contre, après ils n’ont pas pu aller l’essayer, à cause de ce rhume, tu sais bien, mais où est-ce qu’il a bien pu l’attraper ? Je crois que mon père, avant d’être un motard, c’est d’abord un mécano. Pardon, un « préparateur » (j’ai du mal décidément avec ce mot). A 14 ans, à la campagne, on avait tous des brêles pour se déplacer. Je suis de la génération où les Derbi, Reiju et autres chiottes en plastique avec des looks d’enduro d’enfer ont commencé à inonder le marché. Ça en jetait grave. Mais mine de rien ces 50cm3 coutaient le prix d’une vraie moto. Et vu que dans la famille, la devise c’est « si tu veux quelque chose, transpire-le », ben moi, j’avais une vieille mob.

Et ça m’allait très bien. Le seul truc qui m’embêtait, c’était de voir les copains se la jouer crossmen dans le champs d’à côté avec leurs faux trails poussifs. J’aurais bien voulu en découdre avec eux, surtout que contrairement à ces clampins, je savais faire de la moto, moi. Petit, j’avais usé mes fonds de culotte sur mes piwi 50 et 80 (au sens littéral, à force de me foutre le cul par terre). Et désormais, je piaffais assis sur ma Motobec’ en les regardant tourner sur leur circuit improvisé. Le paternel a du voir que ça me chagrinait cette histoire. Un jour, il est rentré avec ce qui ressemblait vaguement à un moteur dans une cagette : « Tiens, c’est ta bécane pour aller leur apprendre à rouler à ces marioles ». Comme tout motard, il a un petit côté compétiteur mon papa

Alors là, je peux te dire que Françoise Dolto elle peut aller se rhabiller parce que je te raconte pas comme je l’ai attendu mon camion rouge. Il a du mettre trois mois à peine pour la fabriquer cette moto, mais dans ma tête de boutonneux impatient, ça a duré trois ans. Le soir, pendant que je faisais mes devoirs, car « l’école, c’est la seule priorité » qu’il me disait ce cancre fini, lui il bricolait dans le garage : démonter, nettoyer, remonter ce vieux moteur de 125 TS. A y être bien sur, il a doublé les entrées de boite à air et augmenté le gicleur principal, histoire de lui donner un peu de patate tu vois. Et je ne te parle pas du pignon de sortie de boîte rétréci pour relancer dans les virages relevés. Il fouillait dans ses cartons pour voir s’il ne lui restait pas des trucs par-ci par-là : un guidon, une paire de jantes. Il a même exhumé cette fourche de yam’ DTMX avec prolongateurs (200mm monsieur !) qu’il avait juré à ma mère de jeter il y a dix ans. Ses potes lui apportaient des morceaux de leurs anciennes meules qui trainaient. C’est comme ça qu’après un peu de soudure, il a pu caser un amorto arrière de Honda XLS sur le cadre.

Arrive enfin le moment où j’entends comme un toussotement. Puis un autre. Puis le vromvromvrom du mono deux-temps se met à résonner dans la nuit. J’envoie valdinguer stylos et bouquins pour courir jusqu’à la lumière blafarde du garage : elle était là. Son grand garde-boue rouge Acerbis lui faisait une sorte de bec de pélican qui contrastait avec les deux yeux de chouette de sa plaque de phare noire et aplatie. Sa selle jaune de RM remontait sur un réservoir glané sur un suz’ 125 ER. Objectivement, cette bécane ne ressemblait à rien. A mes yeux, c’était la plus belle moto du monde.

Le lendemain, je me suis pointé avec sur la « piste ». Au début, ils se sont tous marrés. J’ai mis un coup de kick et le pot maison a commencé à claquer. Au milieu des petits 50cm3 bridés, c’était comme si un lion s’était mis à rugir devant des chatons. Ils ont moins ri. Puis avec mon « gros » moteur, je leur ai mis la pâtée. Et cette moto est devenue une légende dans le canton.

Voilà pourquoi je dis que mon père c’est un « préparateur ». Un vrai. Dans son garage au fond de la cour, il n’y a pas de vieux poste radio qui passe de la country, il n’y a pas de mégots écrasés artistiquement dans un cendrier vintage. Le seul truc à carreaux qu’il ait sur lui, c’est son mouchoir en tissu, fourré en boule dans la poche arrière de son bleu de travail couvert de graisse. Autour de lui, il y a des outils et du bordel. Beaucoup de bordel. Il se marre quand il voit un type payer une blinde pour se faire rajouter trois bibelots, enlever quatre plastiques et mettre un coup de peinture « rétro » sur son engin tout neuf. Pour lui, une bécane, c’est un truc qui sert à rouler, le reste, c’est de la branlette d’intellectuels qui se la jouent mécanos. Quand il redonne vie à une moto, il ne s’admire pas en train de le faire, il le fait parce que ses poils se hérissent quand il entend un moteur chanter à nouveau. Rien de plus. Ça, c’est de la passion à l’état brut. Ça ne s’achète pas la passion, ça ne se vend pas non plus : ça se vit.

 

8 Commentaires

  1. Salaud!
    Tu m’as tiré une larme.
    Mon vieux qui avait de l’or dans les doigts aussi avait tellement fait le con à moto, (et je te parle de l’époque où il était dans les FFI à essayer de ne pas se faire désinguer par les fridolins avec le side-car de l’unité) qu’il avait banni cette espèce à 2 roues de la maison.
    Même un bicloune ça a été la croix et la bannière pour en avoir un.
    Mais pour le reste, si je ne suis pas trop manchot aujourd’hui, c’est à lui que je le dois.

    Gloire à eux.

    Philippe

    • Ben vu mon âge à l’époque où les photos ont été prises, je t’avouerai que mes souvenirs ne sont pas très très précis. Mais je vais me renseigner. Ou peut-être même que les intéressés te répondront directement ici 😉 …

  2. Hello Cigalou !
    Avec les qualités de mécano de ton ( popa ) des gas comme moi , on a plus qu’a aller se rhabiller..!
    Parce là pour le coup ton Popa , nous l’a met (minable !! )
    Blague à part ! J’ai trouvé ton « post » super !!! et vraiment très heureux pour toi que ton père ai pu t’apporter cette joie de recevoir de sa part quelque chose qu’il a fait pour toi et que tu n’attendais pas !
    Qui de la ( part de son père ) n’a pas rêvé de ça ???
    Cordialement

  3. Ton papa est un sacré magicien (oui la mécanique à ce niveau, pour moi, c’est un peu de la magie…) ! Je crois que je viens de trouver un gros point positif à la vie à la campagne ^^
    All You Need Is Ride est un magazine unique en son genre et passionnant, je l’ai découvert avec le numéro 4 et cet article colle en effet parfaitement à l’ambiance et à la passion dégagée par le mag !
    Et sinon, quand tu t’ennuies pendant tes looooongues vacances, tu donnes des cours de méca ? 😛

  4. Roh putain la claque, c’est que la larmichette était pas loin.
    Mais dit moi un peu ? On a le même de père ?

    Cet article est magnifique, tellement de sentiment se ressentent.

    V

LAISSER UN COMMENTAIRE

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.