Mardi 6 octobre 2020. Après avoir avalé café et croissants en regardant nos gants finir de sécher sur les radiateurs, nous passâmes un généreux coup de sèche-cheveux dans nos bottes. Encore trempées par la rincée king size de la veille, on s’offrait la coquetterie de partir avec une vague impression de pieds chauds. Un petit matin gris et froid nous attendait là, au dehors. Le périf parisien, aussi. Et les plages normandes, surtout. C’est donc tout enhardis par cette perspective que nous quittâmes les brumes de l’Aube (pas les premières lueurs du jour, hein ? Je parle du département. Non, parce que des lueurs, ce jour-là, on n’en a pas croisé beaucoup.) pour nous précipiter, la fleur au fusil, vers les rives du couchant.

Comment raconter cinq jours à moto entre potes ?

Une alternative : soit je vous soumets le sempiternel journal de bord jour après jour, le truc chiant comme la pluie que beaucoup considèrent comme incontournable, soit je mélange tout, je me fous de la chronologie et du reste. J’opte pour cette dernière solution. Parce que dans ma mémoire, ce voyage n’a aucune chronologie. C’est juste du temps passé sur les routes avec mes potos. Savoir où on est passés le jeudi, le nom du patelin où on a vomi, ça n’a aucune importance. Tout ce qui compte c’est le contenu global, pas les éléments distingués les uns des autres. Quand tu te régales avec une bonne soupe, tu ne savoures pas le goût de chaque légume indépendamment de celui des autres. Là, c’est pareil.

D’autant que là, comme ça, je n’aurai même pas à faire allusion aux deux heures de région parisienne qu’on a dû se goinfrer avant d’entrevoir les premiers chemins creux et le verdoyant bocage. Inutile de faire allusion à l’amusant exercice des interfiles, ni aux bagnoles cartonnées sous les tunnels, encore moins aux effroyables panneaux indiquant porte de la chapelle, Fontainebleau et compagnie. Benoist est passé devant pour nous guider dans ce merdier. Pratique, parfois, de rouler avec un parisien.  

La Normandie est apparue d’un coup. Nous commencions à peine à digérer le restau chinois du midi qu’on n’avait qu’à tourner la tête à gauche et à droite pour tomber sur des châteaux en ruines, des abbayes, de curieuses camionnettes abandonnées…

Sur les aires de pique-nique normandes, les toboggans pour les gosses sont étranges

Petit à petit, je commençais à oublier l’amertume qui était la mienne de faire l’impasse sur les châteaux de la Loire. Je sais, j’ai des délires de vieux. D’autres ont envie de Népal ou de Route 66, moi de châteaux de la Loire. Visiter la maison natale d’Elvis ou le pédiluve perso du Dalaï Lama pourquoi pas, mais bof, c’est pas ma came. 

J’appréciais les richesses bien singulières de la région.

Les paysages changeants allant de plaines en forêts en dix minutes, de grosses averses en plein soleil en à peine plus, passer d’une ruine d’abbaye à un char américain le temps d’un pet, il n’y avait pas de place pour l’ennui dans nos casques. On s’arrêtait, on repartait, on roulait, on se doublait, on profitait des feux rouges ou des travaux pour se lancer des fions, on se traitait de connard bref, on était trois sur une route sans fin puisqu’elle ne s’arrêterait que si et quand on le décidait.

Puis ce fût la mer. Quelques jours à longer le littoral entre Ouistreham et le Mont Saint-Michel, avec plusieurs plongées dans les terres pour aller voir des trucs, manger, dormir, découvrir. Puisque David connait bien la région, c’est lui qui faisait office de guide. On allait à l’essentiel pour nous laisser le temps d’être surpris entre deux étapes. Hors saison, tous les sites que nous avons visités n’attendaient que nous. On a bien croisé quelques malpolis qui venaient déranger nos conversations hautement philosophiques en discutant, en prenant leur chien en photo devant un bunker ou simplement en marchant à moins de 100 mètres de nous mais bon, que voulez-vous, on a rien dit. On a pris sur nous. On a juste pris l’habitude de systématiquement crever les pneus de tous les véhicules présents sur les parkings où nous nous arrêtions. Histoire de donner le ton, quoi. Pompiers, ambulances, pompes funèbres, EDF, Gendarmerie, on a même fait flamber le Touran du maire de Bayeux parce qu’il était garé trop près de nous, cet empaffé.

Entre deux actes de malveillance et autres dégradations volontaires, on s’est amusés. Benoist a ensablé la brêle jusqu’au kit chaîne. Comme la marée montait et que ni David ni moi ne voulions l’avoir comme sac de sable, on a tombé toute sa bagagerie pour pouvoir le sortir de là. Ensuite, vu qu’il faisait pas chaud et que le vent soufflait assez pour attirer tous les kite-surfers de la région Ouest, il a voulu se baigner. Au départ on l’a regardé barboter et faire des pâtés sans trop comprendre pourquoi il était entré dans une sorte de spirale auto-destructrice sans retour. Puis on a compris. On lui avait annoncé la veille que malheureusement nous n’irions pas en Vendée. Ce grand et inconditionnel fan de saint Jean de Monts accusait le coup. Tant pis. Un peu de off-road autour du Mont Saint-Michel allait vite lui faire oublier cette abyssale déception.

Un des meilleurs moments de ce voyage…

Après la Normandie, ses plages, ses villages avec des paras accrochés aux églises et ses musées incroyables (dont l’incontournable Station 70 de l’incontournable Jean-Luc), ce fut au tour de la Bretagne enchanteresse de nous accueillir. Un matin, en sortant d’un bordel Clandestin, on nous parla d’un certain Merlin et d’une fée Viviane qui se prenait pour une truite. Ni une ni deux, attirés par le côté atypique de ces personnages, nous nous dirigeâmes vers la forêt de Brocéliande. On y a mangé des plaquettes de beurre avec un peu de gâteau dedans, on y a vu un chêne vieux de 12 siècles (c’est à dire presque aussi vieux que nos meules et aussi vermoulu que nos slips), on a zoné avec délice dans de profondes forêts sombres, peuplées de lutins, d’elfes, de fées, de licornes et de vieux qui cherchent des champignons.

Nos journées se suivaient, se ressemblaient, mais aucune n’était semblable à l’autre.

Je t’entends d’ici, tu te dis que se ressembler sans être semblable eh ben c’est même pas possible, ch’te f’rais dire. Ben si, pauvre pomme. Tous les matins on se levait, on montait sur nos meules, on roulait, et le soir on se couchait. Mais chaque jour, on improvisait. On matait la météo et on essayait de la faire coïncider au mieux avec la direction qu’on voulait prendre. A une vache près, quoi. Mais on a eu beaucoup de chance puisque les prévisions étaient dans l’ensemble bien pessimistes, et hormis quelques rares petites averses, on est restés le slip au sec toute la semaine. En clair, le déluge subi le lundi nous avait absous de tous nos pêchés, et nous avions mérité le paradis pour le reste du trip. Et chaque jour, on voyait des choses différentes, dans des paysages différents, sous des cieux et des températures différents. On se tapait des restos avec vue sur mer, en rase campagne, on emportait de vieilles pizzas invendues dans des boulangeries à l’heure de la fermeture, on draguait des serveuses, on achetait de la bière en catastrophe dans les Shopi© mal famés, on sympathisait avec des chats, on giflait des mouettes, on prenait un peu de temps chaque jour pour filmer un peu tout ça histoire d’en faire une petite vidéo, le tout sans penser au lendemain. On savait juste qu’on devait être rendus le samedi, mais sans savoir par où on passerait ni où on ferait étape. Pour moi, c’était une première. J’avais toujours, jusqu’ici, suivi au moins un itinéraire, même très approximatif. Ici, on n’en avait même pas. Point A/ Point B/ Point barre. Je pense rester verrouillé sur ce mode opératoire, désormais. J’ai adoré.

Sans le vouloir, on a bouclé la boucle en nous faisant un dernier restau chinois. Semblable à celui où on avait mangé le jour de notre départ, semblable à n’importe quel autre partout dans le monde. Il nous fallait bien ça après cette bonne mise en appétit que fut la visite du musée Matra à Romorantin. Typiquement le genre d’avantage que tu apprécies quand tu pars avec des potes. Sans eux, d’une je ne serais peut-être pas passé par Romorantin. De deux, même si j’y étais passé, je ne savais pas qu’il y avait un musée Matra à Romorantin. De trois, je ne savais pas vraiment ce qu’était Matra. Je connaissais le nom, j’avais une vague idée du truc, mais ce soir là, je me suis couché moins con et ravi par la découverte. 

Un musée qui gagne a être connu
Je me suis couché moins con, ravi par la découverte, mais chez moi.

Lorsque Benoist nous a quittés déjà, j’ai ressenti un vide. En en parlant avec David, j’ai compris que lui aussi. Le coup le blues n’a pas duré puisqu’on est tous les deux montés dans les tours nerveusement sur les 70 kilomètres qui nous séparaient de Mâcon. Travaux, vitesse limitée et radar tous les kilomètres (je n’exagère rien, c’est la stricte vérité). Impossibilité de doubler, de s’arrêter. Tout ce qui nous était encore permis, c’était de hurler de désespoir dans nos casques. 

On a fini par y arriver, à Mâcon. C’était la fin. C’était nul. On a quand même réussi à pas pleurer. On s’est juste posés un peu, on a discuté du prochain trip qu’on aimerait faire et on s’est séparés, David et moi. Et pour boucler la boucle du bouclage de boucle, je me suis repris une dernière grosse saucée magistrale entre Bourg en Bresse et Nantua, histoire d’arriver de nouveau trempé jusqu’au chaussettes. Le hic, c’est que chez moi, je n’avais pas de sèche cheveux. 

Régis vit en Haute-Savoie. Unique héritier d'une longue lignée de non-motards, fasciné depuis sa plus tendre enfance par tout ce qui a un moteur entre deux roues pour des raisons toujours obscures. Curieux de nature, autodidacte dans bien des domaines, condamné à mort par contumace dans plusieurs pays d'Amérique latine, il a fini par découvrir que son amour de la moto était non seulement aussi fort que celui qu'il a pour l'écriture, mais qu'en plus l'un nourrit l'autre.
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