J’entends d’ici les anciens, les poilus, les grognards de la moto, les purs et durs, les tatoués au regard dans le lointain, les vaillants qui ont connu les neiges d’antan (2018 et 2019). Je les entends déjà dénigrer à grands renforts de rires gras et de grattages de burnes les exploits de ceux qui se sont déplacés pour les hivernales de la saison 2020, les traitant de lopettes, de tarlouzes, regrettant les hivers à papa, les temps anciens où les mecs en avaient dans le falzard. Qu’ils se rassurent, la relève est là.

Ma dernière hivernale vécue sous la tente remontait à février 2018, quand Mathieu et moi affrontâmes pour la première fois le Vercors. Depuis, mes tentatives de rejoindre les copains dans la galère des Millevaches puis du Vercors 2019 furent toutes deux de magnifiques succès sur le plan de la malchance. Malchance… Finalement, peut-être pas puisque à chaque fois qu’une tuile m’empêcha de les retrouver, ce fût une galère pour eux.

Quoi qu’il en soit, l’heure était venue pour moi de me remettre en selle. Deux hivernales de prévues cette année. Le Vercors, toujours lui, et une seconde située en Savoie : la Dauphinoise.

Et cette fois, la chance me sourit de nouveau. Le mauvais diable qui s’était acharné à me tenir éloigné des hauts faits qui constituent la substantifique moelle de la légende semblait enfin renoncer à ses funestes desseins. J’allais enfin pouvoir de nouveau braver mille périls, dépasser mes limites et celle de l’humanité, inscrire mon nom en lettres de sang au panthéon des héros de la route. 

Vercors. Les dessous de la légende.

Âpre entrée en matière que le Vercors. Dès les premiers instants de cette périlleuse aventure, je compris que ma destinée se mêlait à celle des grands Hommes. Des températures à faire pâlir un Colombien, un froid vif et mordant au point de faire frissonner un pêcheur des atolls polynésiens. Le jour, des murs de neige de trois ou quatre centimètres de haut empêchait toute retraite. La nuit, un thermomètre qui chute, plonge, descend à une vitesse vertigineuse pour frôler les abysses. Il eut suffi d’un rien pour que l’eau ne gèle. Et le vent… Ce vent ! Un vent si fort, si impitoyable que j’ai vu, de mes yeux vu, un papillon faire une embardée d’au moins un mètre. Le pauvre animal ignorait qu’il survolait l’enfer.

Je ne dois ma survie qu’aux saucisses aux herbes vaillamment chassées et tuées au Super U. Dans certains cas extrêmes, quand la vie n’est plus qu’une rumeur, qu’elle est réduite à un murmure et ne tient plus qu’à une seule décision, il faut savoir prendre la bonne.

Âmes sensibles s’abstenir.

Je pus rejoindre mon foyer au prix d’un héroïsme que seule l’humilité de ceux qui en ont trop vu peut faire taire.
Mais ma soif d’aventure n’était pas étanchée. A peine deux semaines plus tard, soit juste le temps d’enfiler des chaussettes propres et de grignoter un bout de pain sec chapardé dans les poubelles d’une boulangerie industrielle, je filai de nouveau vers mon destin tout auréolé de gloire.

Cette fois, je plaçai la barre encore plus haut.
La Dauphinoise. La simple évocation de cette concentration fait fuir les plus téméraires (sauf peut-être ceux qui ont survécu aux Elephs 2020).

On peut ici deviner ma moto derrière ces épaisses murailles de glace.

La Dauphinoise, disai-je. La plus fourbe, sournoise, impitoyable de toutes. Un blizzard insupportable qui ne cédait sa place qu’à des orages de grêlons gros comme des pastèques. La première heure, on a déploré quelques cent trente huit morts, dont quatorze graves.

Mais il en fallait plus pour me faire renoncer. Malgré trois fractures du crâne et six orteils amputés pour cause d’engelures (les températures étaient descendues si bas que j’ai retrouvé un narval mort de froid échoué sous ma béquille latérale), je parvins au prix d’efforts insensés à rejoindre le poste de secours. Des cas d’anthropophagie venaient d’être recensés par les courageux sauveteurs de la croix-rouge venus pour nous sauver et qui furent malheureusement les premiers à périr.

Au premier plan mon ami Denis mettant une touche finale à la confection de ses deux bras artificiels en défense de mammouth laineux.

S’ensuivit une nuit atroce, interminable et lugubre, déchirée par des hurlements de douleur et de peur. La seule chose qui parvenait à nous réchauffer était la sueur qui coulait le long de notre moelle épinière lorsque nous sentîmes notre dernier souffle approcher.

Quand le jour s’est enfin levé sur le campement, la vision d’épouvante qui s’offrait à nos yeux incrédules avait de quoi rendre le pape athée. Des monceaux de cadavres dévorés par des ours blancs eux-même morts de froid et dévorés par des mésanges devenues folles, des side-cars renversés par le blizzard, des primevères à la tige froissée…

Dans un dernier effort qui avait l’aspect d’un ultime hymne à la vie, nous dévorâmes le croissant et bûmes le café qui nous furent servis, comme des hommes. Sans nous plaindre. Dans le silence de ceux qui sont allés au-delà du supportable.

J’en suis revenu vivant. Tout ce que je peux répondre alors aux anciens, les poilus, les grognards de la moto, les purs et durs, les tatoués au regard dans le lointain, c’est que les lopettes les saluent bien bas. Qu’ils en fassent autant. 

Régis vit en Haute-Savoie. Unique héritier d'une longue lignée de non-motards, fasciné depuis sa plus tendre enfance par tout ce qui a un moteur entre deux roues pour des raisons toujours obscures. Curieux de nature, autodidacte dans bien des domaines, condamné à mort par contumace dans plusieurs pays d'Amérique latine, il a fini par découvrir que son amour de la moto était non seulement aussi fort que celui qu'il a pour l'écriture, mais qu'en plus l'un nourrit l'autre.
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5 Commentaires

  1. Combien d’innocents, combien de motards partirent au guidon de leur fière monture face aux vents et à la froidure partirent sans espoir de retour ?
    Ton texte est digne de nos plus grands auteurs mais, serait tu de ceux qui virent la sardine bloquer le port de Marseille ? À n’en point douter, sûrement à moins que ton livre de chevet ne soit de Marcel Pagnol au quel cas tu es excusé. Tu es doté d’un fort potentiel comique et ta prose est plaisante à parcourir. Merci pour ton partage.

  2. Combien d’innocents, combien de motards au guidon de leur fière monture face aux vents et à la froidure partirent sans espoir de retour ?
    Ton texte est digne de nos plus grands auteurs mais, serait tu de ceux qui virent la sardine bloquer le port de Marseille ? À n’en point douter, sûrement à moins que ton livre de chevet ne soit de Marcel Pagnol au quel cas tu es excusé. Tu es doté d’un fort potentiel comique et ta prose est plaisante à parcourir. Merci pour ton partage.

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