Un jeune prof, à moins d’être cousin avec un ministre, ça enseigne dans le 93. Quand j’ai reçu ma mut’ l’an passé, le collègue de maths – un vieux coco à l’ancienne qui avait roulé sa bosse dans toute l’académie – s’était voulu rassurant : « Tu verras, il est sympa ton nouveau bahut. Par contre, fais gaffe à ne pas tomber en panne en y allant ». Gloups.  

J’ai débarqué dans l’établissement casque à la main. C’est comme une clope pour un fumeur, ça prolonge le bras, ça donne confiance. Je croise un collègue : « Ah t’es venu à moto ? Tu ne l’as pas garée devant le collège j’espère ? Parce qu’il y a deux ans un remplaçant s’est fait voler la sienne en 5 minutes chrono». J’ai rarement couru aussi vite.

Comme le veut la tradition, les anciens m’ont rencardé sur tel ou tel élève à mettre sous haute surveillance. Et forcément, le grand caïd du bahut, c’est pour ma pomme. Grand, il l’est pas pour rire : une tête de plus que moi le gosse, et des épaules de déménageur en bonus. Pas besoin de vérifier sur le trombinoscope : quand il entre en classe, je sais que c’est lui. C’est parti, il faut faire forte impression de suite, histoire de montrer « qui-qui-est-le-chef-ici ». Je lui demande fermement (enfin je crois) de s’asseoir au premier rang. Interloqué, il hésite quelques secondes puis s’avance vers moi d’un pas décidé. Il lâche son sac à mes pieds, avance son visage à 5 cm du mien, et me regarde d’un œil noir. Aïe, je vais m’en prendre une d’entrée de jeu. Surtout pleure pas, surtout pleure pas. « C’est quoi vot’ moto ? ». Que.. qu… quoi ? « C’est quoi comme Suz m’sieur ? » Euh, un 1100 GSX-F. « Ça pousse ça, non ? » Il fait 100 chevaux. « Franch’ment, respect m’sieur ». Et avant que j’aie le temps de bafouiller une réponse, il s’installe au premier rang. Heureusement que je n’avais pas encore le V-Strom... Depuis, je n’ai jamais eu aucun problème avec cet élève.

Ni avec aucun autre d’ailleurs. Faut dire que j’ai joué sur un quiproquo. Quand ils m’ont demandé si je faisais partie d’un Moto club, surpris, j’ai répondu que oui. Et là, murmures d’admiration : « Chaud, j’en étais sûr », « ça se voit trop kraré ! » Un curieux lève le doigt pour savoir si en plus de ma barbe j’ai le nom de mon club tatoué dans le dos. Ah, d’accord, ok, en fait vous croyez que je suis un personnage de Sons of Anarchy. Bien sur, c’est ce que je me suis dit dans ma tête, eux me croient toujours dans un gang… Mais entre nous, la seule chose importante, leur grand truc, la grande interrogation originelle, c’est de savoir si je fais des « i » avec ma bécane. Au début je ne comprenais pas, puis j’ai découvert que ça signifiait « wheeling » (comme on dit en bon français). Là encore, j’ai préféré laisser planer le mystère. Ah, et j’allais oublier de te parler de la « grenouille » qui – quand il se met à pleuvoir – se charge de me rappeler avec un grand sourire : « Meskin, z’avez oublié de mettre la bâche sur vot’ moto ». Merci. Face à tout cet intérêt, je ne peux que sortir du bahut en faisant le kakou. J’ai presque droit à des applaudissements quand je fais un peu ronfler le moteur. Par contre, le jour où sous les yeux des gamins je vais me vautrer sur les pavés glissants, je pense que je pourrais demander ma mutation pour cause de perte de « street credibility »…

Mais ce qui me tue, c’est leur culture moto. De vraies encyclopédies. Route comme tout-terrain, ils connaissent la moindre marque, le moindre modèle, les différences entre chaque machine selon les années. C’est d’autant plus impressionnant qu’à part des vieux scooters en décomposition, ils ne doivent pas voir passer grand chose dans leurs quartiers. On sait bien que très peu auront le permis et seront amenés à rouler sur autre chose qu’un T-Max. Et malgré tout, ils connaissent tous les détails techniques du dernier avion de chasse de chez Kawa. Oui, je sais, s’ils pouvaient apprendre aussi bien leur cours d’histoire ces petits ****…

Du coup, la moto, ça devient un outil pédagogique béton. En géographie au lieu de traiter soporifiquement du commerce mondial à partir de l’exemple d’une armoire normande fabriquée en Chine, on suit le parcours d’une rutilante Benelli. Et s’il faut étudier une firme transnationale, Honda c’est quand même plus sexy qu’IBM, non ? Quand un élève a terminé son exercice en avance, il a le droit de lire les vieux magazines moto que je stocke dans un coin de la classe. A condition de me les rendre bien sûr. Au passage, mention spéciale à Moto Verte qui est de loin leur préféré. Va savoir pourquoi, au milieu de tout ce bitume, ils fantasment sur les pneus à tétines.

Je sais que certains vont s’étonner de voir le succès de notre passion chez ces « jeunes des banlieues ». On les imagine plus volontiers sans casque, au guidon d’un scoot volé, plutôt qu’en train de rêver sagement des derniers cafés-racers néo-rétro chez le marchand de journaux. Cependant, on oublie trop souvent que notre belle culture motarde c’est aussi là qu’elle s’est forgée dans les années 60. Chez ces blousons noirs marginaux des banlieues rouges que tout le monde méprisait. Certes, c’était une autre époque tu vas me dire. Certes, un survet’ du PSG c’est moins romantique qu’un perfecto. C’est un fait, aujourd’hui entre le permis à « étapes » et les meules hors-de-prix, la moto est plus l’apanage du quinqua des grands boulevards que du minot dans la cour de son HLM.

Mais peut-être que mes élèves, du haut de leurs 14 ans boutonneux, nous rappellent qu’être motard dans ce monde aseptisé, c’est aussi savoir garder un esprit rebelle.

 

17 Commentaires

  1. beau texte bien vivant 🙂 à 14 ans j’avais des posters de moto plein ma chambre et quelques unes que je ne pourrais jamais avoir, faut bien rêver un peu (pareil pour les nanas mais c’est une autre histoire 🙂 ). sinon c’est méchant ta tomo ? 🙂 tu gardes le casque en cours t’as bien raison 🙂

  2. Après plusieurs semaines à lire tes nouvelles (pour lesquelles je te félicite) sans y mettre mon grain de sel, je ne peux pas résister à l’envie en lisant celle-ci.

    Je ne peux pas parce qu’en tant que jeune motard de 20 ans qui a eu sa bécane il y a 2 mois elle me fait penser à ce que j’ai vécu à l’école et à ce que je vis quand je me balade à son guidon dans ma ville moyenne des Yvelines où les maisons hors de prix cotoient les HLM et où les enfants de cadres chez PSA cotoient les enfants des ouvriers de cette même boîte. Quand au feu rouge un mec avec qui j’étais au collège s’arrête à côté de moi avec son scooter, qu’il regarde ma modeste ER6 F en disant « waaaa ça fait longtemps ! c’est un six et demi frère ??  » et ben ça me fait un peu le même effet qu’à toi quand le « petit caïd » te demande le modèle de ta moto et qu’il finit en disant respect.

    Moi aussi pour finir j’ai donc envie de te dire : franch’ment respect m’sieur !
    PS : j’adorais l’Histoire, j’avais même commencé une licence mais bon la fac tu sais ce que c’est, faut aimer… En tout cas moi et mes potes de bahut avec qui je fais maintenant de la moto mes jours de repos on aurait bien aimé t’avoir comme prof

  3. Je confirme.. Je ne travaille pas dans le 93 !! Mais venir au collège en moto et de plus quand on est une femme !! Ça permet de se faire « respecter » ou de faire respecter certaines règles un peu plus facilement !!! Je ne pensais pas que cela était dû aux 2 roues!!! ?

  4. Exactement ce que je ressentais de l’autre coté du miroir dans mon lycée en 92 quand je voyais le prof garer à coté de la machine à café où tous les jeunes rebelles venaient s’abreuver entre deux clopes, sa Kawasaki ZXR 750 Stinger noire, dont je rêve encore aujourd’hui …. et dire que je roule sur une ER6F 🙂

  5. Bravo pour ton message et aussi pour ton adaptabilité pédagogique. J’étais prof de maths et motard (j’allais, of course, bosser à moto) et maintenant, j’enfile un « surpantalon » et mon Bering sur mon costume de Proviseur. Effet garanti !
    (et by the way, je ne connaissais pas ce site « vie de motard » et j’aime beaucoup ! Bravo !)

  6. Jean (par mail) :

    J’ai suivi votre conseil….et suis allé « regarder » votre blog…..J’ai dévoré l’article « Chanmé vot’Suz m’sieur » ! MDR diraient le djeuns 😀
    En vérité j’étais vraiment plié de rire car je vivais la scène !
    Pour faire court, 70 ans cette année, motard de toujours, né de parents enseignants….j’avais à l’époque de mes 20 ans voulu montrer à mon père que je n’avais besoin de personne pour commencer dans la vie active..;et sans rien lui dire, j’avais postulé pour un job d’instit remplaçant..sans trop savoir où je mettais les pieds
    Manque de chance, mon premier poste a été dans ce qui s’appelait un CES, et ma première classe des « grands » de 15 ou 16 ans à qui je devais enseigner cette semaine là …….les logarithmes .=-O
    Certes, ce n’était pas le 93 mais Paris 15 ème, mais je trouvais à tous les gars de cette classe de « rattrapage » des mines quelque peu patibulaires, d’autant que je me demandais bien comment j’allais les intéresser à un sujet que j’avais eu moi-même un peu de mal à assimiler !
    Et , bien que je sois arrivé au collège sur une modeste Motobécane 175 …,.je pense quand même que cela m’avait aidé à être plus facilement accepté par ces ados.
    (j’ai laissé tomber l’enseignement quelques semaines plus tard et ….me suis envolé pour les USA afin de finir mes études…)

    Voilà pourquoi j’ai tant aimé votre récit, très imagé, auquel je m’identifie pleinement !
    Je trouve votre blog sympa et j’irai régulièrement voir les nouveautés.
    Merci de m’avoir envoyé le lien et ….encore bravo pour votre « coup de plume »
    Salutations motardes
    Jean

  7. « putain gros tu représentes ! »
    Si il y a bien deux métiers que je ne n’aurais jamais pu faire car je ne supporte pas la vue du sang, c’est : chirurgien et prof en ZEP.
    Alors oui, respect, et bravo, très belle plume.

  8. Cigalou , si un jour tu perds ta street credibility , on viendra t’attendre à la sortie des cours . Une meute de motards ça devrait t’aider à restaurer ton image (mais il faudra qu’on pose des RTT si on veut être disponible quand tu finis de travailler …)

  9. Une vieille dame qui continuait à donner des cours (particuliers) malgré sa mise à la retraite forcée par l’Education Nationale et le CNRS, et qui avait réussi l’exploit de me faire enfin apprécier les cours de math, m’avait affirmé en préambule : « Il n’y a pas de mauvais élèves en math, il n’y a que de mauvais profs ! ».
    Je crois qu’on en tient un du même tonneau, là… Certains de tes collègues pourraient en prendre de la graine…

  10. Je me suis un peu retrouvée.. trente ans que je sillonne les ZEP, les prisons comme instit à moto.. parfois mal appréciée (surtout la hiérarchie dans les années 90), mais toujours bien vue par les minots..

  11. Nice !

    Je faisait pareil (prof de SVT collège/lycée), gratouiller le pneu en partant, doubler le car scolaire entre deux virages, tous les gamins à la vitre, etc… très bon pour avoir un auditoire attentif, en gagnant le respect des mecs et l’admiration des filles.
    Puis le directeur a émis un avis négatif pour ma titularisation, et j’ai du dire adieu à l’éducation nationale XD
    De bons souvenirs tout de même ^^’

  12. Je pense que c’est l’esprit rebelle qui fait que des ados s’attachent à apprendre les fiches techniques moto, et surtout au cas où un jour, ils aient une opportunité…
    C’est ce que je faisais… Admirative en voyant passer les motos, avec un vent de puissante liberté. Je collais des posters dans ma chambre, Virago, et autres YZFRGSX (…Scrabble !)
    Un jour, j’ai demandé à une connaissance, un motard, de m’emmener faire un tour. En lui disant que j’adorais ça, j’ai fait celle qui connaissait le sujet…
    Plus de 20 ans après cette période, ma vie ayant trouvé d’autres priorités entre temps, j’ai passé le permis moto en me disant qu’après tout, ce sont les motos, les motards qui m’ont fait rêver et j’ai eu, de nouveau, envie de vivre ce rêve… J’ai passé le permis… Et à mon tour, j’espère que j’en fais rêver plus d’un !! (ça, c’est le côté chaud de la motarde…)
    Il y a une notion de fierté aussi, non négligeable, surtout quand on te stigmatise « bah toi, vu d’où tu viens… Vu ta vie… Tu ne dois pas avoir confiance en toi non plus… « .
    Bah là, tout d’un coup, les personnes qui ont eu tendance à coller trop d’étiquettes « pas confiance en soi;… réservée… », sont un peu déroutées.
    Ça apprend à ne pas stigmatiser, à rester humble, ne pas trop préjuger…
    Parmi tes élèves, il y a forcément ceux pour qui tu es un exemple et qui vont ce souvenir de toi longtemps. Ce qu’ils entrevoient de ta vie, ce qu’ils imaginent (forcément bien) va les porter parfois. Certains chercheront sûrement à savoir ce que tu es devenu, dans 10-20 ans, juste pour te remercier de ce que tu as fait passer sans le savoir…

  13. Roh lala encore un texte que je n’ai pu m’empêcher d’envoyer à mon paternel et de lire à voix haute à mon frangin.
    Merci de donner une autre image de ces gamins des balieus.
    C’est merveilleux.
    V

  14. J’ai aimer cette article plus que les autres car je m’imaginer a la place de vos élèves eux aussi fans de moto. Bonne Continuation et Bonne Rentrée

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